Flottant à la croisée des cultures nord-américaine et européenne, au milieu des brumes de l'Atlantique Nord, Saint-Pierre-et-Miquelon est un archipel dont l'histoire fascinante reflète les tumultes des grandes puissances maritimes et les aspirations des communautés qui l'ont façonné au fil des siècles. Dernier vestige territorial de l'ancienne Nouvelle-France, cet archipel de 242 km² situé à 25 km au sud de Terre-Neuve nous invite à un voyage dans le temps, des peuples autochtones aux évolutions contemporaines d'une société insulaire unique.
[Source : Ministère des Outre-mer]
Les peuples autochtones : premières présences humaines
Bien avant l'arrivée des Européens, l'archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon portait déjà l'empreinte humaine. Les vestiges archéologiques les plus anciens remontent à la période Archaïque maritime, soit 3000-1200 avant notre ère, témoignant d'une présence autochtone ancienne.
[Source : Wikipédia]
Les Béothuks, peuple autochtone aujourd'hui disparu qui occupait l'île de Terre-Neuve, fréquentaient vraisemblablement ces îles de manière saisonnière pour y pratiquer la chasse et la pêche. Ce peuple, qui a laissé peu de traces écrites, vivait principalement de la pêche, de la chasse aux mammifères marins et de la cueillette. Des fouilles archéologiques ont révélé des outils de pierre et des sites de campement temporaires attestant de leur passage régulier sur l'archipel.
[Source : France TV Info]

Représentation de Béothuks - Création SPM-ACTU.FR
Les Mi'kmaq, autre peuple autochtone de la région atlantique, ont également fréquenté ces îles lors de leurs déplacements saisonniers. Ces premières nations ne semblent toutefois pas avoir établi d'habitat permanent sur l'archipel, privilégiant plutôt une occupation temporaire liée aux cycles de chasse et de pêche.
[Source : Heritage Newfoundland & Labrador]
La découverte européenne et les débuts de la colonisation
L'histoire documentée de Saint-Pierre-et-Miquelon commence le 21 octobre 1520, lorsque le navigateur portugais João Álvarez Fagundes découvre officiellement l'archipel, qu'il baptise alors "Îles des Onze Mille Vierges" (en référence à la Sainte du jour de leur découverte, Sainte Ursule et ses compagnes).
[Source : France TV Info]
Cependant, la première mention écrite du nom "Saint-Pierre" n'apparaît qu'en 1536, lorsque l'explorateur français Jacques Cartier accoste sur l'île lors de son retour en France après sa deuxième expédition. Dans ses écrits, il note déjà la présence de pêcheurs français et bretons qui utilisent les îles comme base saisonnière pour la pêche à la morue sur les grands bancs de Terre-Neuve.
[Source : Heritage Newfoundland & Labrador]

Représentation de pécheurs - Création SPM-ACTU.FR
Ces premiers contacts établissent les prémices d'une présence européenne qui va s'intensifier. Dès 1604, des pêcheurs normands, bretons et basques utilisent régulièrement les îles comme base pour la pêche. Ils y établissent des campements saisonniers, construisent des installations sommaires pour le séchage de la morue et le ravitaillement des navires.
[Source : Ministère des Outre-mer]
La première colonie permanente est établie en 1670, lorsque Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France, prend officiellement possession des îles au nom du roi Louis XIV. Saint-Pierre-et-Miquelon devient ainsi une partie intégrante de l'empire colonial français en Amérique du Nord, rattachée administrativement à la Nouvelle-France.
[Source : Grand Colombier]
L'ère des changements de souveraineté
Le destin de Saint-Pierre-et-Miquelon est profondément marqué par les rivalités coloniales franco-britanniques des XVIIIe et XIXe siècles. Cette période tumultueuse voit l'archipel changer plusieurs fois de souveraineté au gré des traités et des conflits internationaux.
[Source : Université Laval]
Le premier grand bouleversement intervient avec le Traité d'Utrecht en 1713. À l'issue de la guerre de Succession d'Espagne, la France, défaite, doit céder à la Grande-Bretagne ses possessions de Terre-Neuve, de l'Acadie et de la baie d'Hudson. Saint-Pierre-et-Miquelon passe ainsi sous domination britannique. Les habitants français sont évacués, et la colonie est temporairement abandonnée.
[Source : Heritage Newfoundland & Labrador]
Le Traité de Paris de 1763, signé à l'issue de la désastreuse Guerre de Sept Ans où la France perd l'essentiel de ses possessions nord-américaines, marque un tournant. Dans ce contexte de pertes massives, la France obtient la rétrocession de Saint-Pierre-et-Miquelon, qui devient alors l'un des derniers vestiges de la Nouvelle-France. Les conditions sont toutefois strictes : l'archipel ne peut être fortifié et ne doit servir que de "refuge pour les pêcheurs".
[Source : France Archives]
Cette première restauration française est de courte durée. En 1778, dans le contexte de la guerre d'indépendance américaine où la France soutient les insurgés, les Britanniques attaquent à nouveau l'archipel. Le gouverneur de Terre-Neuve, John Montagu, organise une expédition militaire qui s'empare des îles. La population, comprenant de nombreux réfugiés acadiens qui avaient fui la déportation de 1755, est à son tour déportée, principalement vers la France.
[Source : Acadian Genealogy]
Le Traité de Versailles de 1783, qui reconnaît l'indépendance des États-Unis, permet à la France de récupérer à nouveau Saint-Pierre-et-Miquelon. Cette deuxième restauration française voit le retour progressif des anciens habitants et une reprise de l'activité de pêche.
[Source : Heritage Newfoundland & Labrador]
Mais les tumultes de la Révolution française et des guerres napoléoniennes entraînent de nouvelles ruptures. En 1793, dans le contexte de la guerre entre la France révolutionnaire et la Grande-Bretagne, les Britanniques s'emparent à nouveau des îles. Une nouvelle déportation est organisée, les habitants étant envoyés à Halifax puis en France.
[Source : Grand Colombier]
Après une brève restitution en 1802 (Traité d'Amiens), l'archipel est à nouveau occupé par les Britanniques en 1803, au début des guerres napoléoniennes. Il faudra attendre le Second Traité de Paris en 1815, après la défaite définitive de Napoléon, pour que Saint-Pierre-et-Miquelon soit finalement rendu à la France. Cette fois, la souveraineté française s'établit durablement, et les habitants peuvent revenir s'installer dans l'archipel en 1816.
[Source : Wikipedia]
La Grande Pêche et l'économie traditionnelle
Après la stabilisation politique de 1816, Saint-Pierre-et-Miquelon connaît un développement économique progressif centré sur l'industrie de la pêche. L'archipel devient un centre névralgique pour la "Grande Pêche" française à la morue sur les bancs de Terre-Neuve, activité qui constitue pendant plus d'un siècle le pilier de son économie.
[Source : Grand Colombier]
L'apogée de cette économie de la pêche se situe dans la seconde moitié du XIXe siècle. En 1886, pas moins de 386 navires français, totalisant 42 241 tonneaux et portant 12 469 hommes d'équipage, fréquentent les eaux de Terre-Neuve et de Saint-Pierre-et-Miquelon, capturant plus de 367 559 quintaux de morue sèche. L'archipel sert alors de base arrière essentielle : on y débarque le poisson qui est ensuite préparé et séché par les habitants, on y répare les navires, on y stocke les approvisionnements.
[Source : Grand Colombier]
Cette activité façonne profondément la société saint-pierraise et miquelonnaise. Une culture maritime particulière se développe, avec ses codes, ses traditions et son folklore. Les doris, petites embarcations à fond plat utilisées pour la pêche côtière, deviennent emblématiques de l'archipel. Les techniques traditionnelles de conservation du poisson, comme le séchage sur les "graves" (plages de galets), font partie intégrante du quotidien insulaire.
[Source : Érudit]
La vie des pêcheurs est rythmée par les saisons et les campagnes de pêche. Tandis que les hommes partent en mer, parfois pour plusieurs semaines, les femmes s'occupent des travaux à terre : préparation et séchage de la morue, gestion du foyer, éducation des enfants. Cette organisation sociale particulière laisse une empreinte durable sur la culture locale.
[Source : France TV Info]
L'âge d'or de la Prohibition (1920-1933)
L'histoire de Saint-Pierre-et-Miquelon prend un tournant inattendu avec l'instauration de la Prohibition aux États-Unis. Le 16 janvier 1920, le 18e amendement de la Constitution américaine entre en vigueur, interdisant la fabrication, le transport et la vente de boissons alcoolisées sur l'ensemble du territoire américain. Cette législation va propulser le petit archipel français dans une période de prospérité économique sans précédent.
[Source : Spirits Selection]
Dès 1922, l'archipel devient une plaque tournante du commerce d'alcool vers l'Amérique du Nord. Sa position stratégique, à proximité des côtes canadiennes et américaines, et son statut de territoire français où la vente d'alcool reste parfaitement légale en font un lieu idéal pour le stockage et la redistribution des spiritueux à destination du marché noir américain.
[Source : Smithsonian Magazine]
Les chiffres témoignent de l'ampleur du phénomène : les importations d'alcool passent de 200 000 gallons en 1922 à près de 8 millions en 1931. De gigantesques entrepôts sont construits pour stocker whisky, rhum, champagne et autres alcools importés d'Europe et des Caraïbes. L'archipel devient le troisième port d'import-export de spiritueux au monde, après New York et Hambourg.
[Source : Spirits Selection]
Cette activité de contrebande, parfaitement légale du point de vue français, mobilise pratiquement toute la population locale. Les habitants abandonnent temporairement la pêche pour se reconvertir dans le transbordement, le stockage et le commerce des alcools. Des fortunes se constituent rapidement. L'archipel connaît un boom économique et démographique sans précédent : la population passe de 4 000 à 6 000 habitants, et les infrastructures se développent considérablement.
[Source : France TV Pro]
Contrairement à une légende tenace, aucune preuve formelle n'atteste que le célèbre gangster Al Capone ait personnellement visité l'archipel, bien qu'il ait certainement été impliqué dans le trafic d'alcool passant par Saint-Pierre-et-Miquelon. En revanche, le bootlegger Bill McCoy, surnommé "The Real McCoy" pour la qualité de son alcool non frelaté, y faisait régulièrement escale.
[Source : IWFS Blog]

Image d'illustration - Création SPM-Actu
Cette période faste prend fin avec l'abrogation de la Prohibition aux États-Unis en décembre 1933. L'économie de l'archipel, qui s'était complètement réorientée vers ce commerce lucratif, s'effondre brutalement. Saint-Pierre-et-Miquelon doit alors se reconvertir et revenir à son activité traditionnelle, la pêche, mais les séquelles économiques de cette transition difficile se feront sentir pendant des années.
[Source : Historia]
Le ralliement à la France Libre (1941)
Au début de la Seconde Guerre mondiale, après la défaite française de juin 1940, Saint-Pierre-et-Miquelon, comme la plupart des colonies françaises, reconnaît l'autorité du gouvernement de Vichy dirigé par le maréchal Pétain. L'archipel se retrouve alors sous le contrôle d'une administration collaborant avec l'Allemagne nazie, une situation qui génère des tensions au sein de la population locale largement favorable à la résistance.
[Source : Wikipédia]
Le 24 décembre 1941, l'amiral Émile Muselier, à la tête des Forces navales françaises libres et avec l'aval du général de Gaulle, organise une opération audacieuse : trois corvettes (Alysse, Aconit et Mimosa) et le sous-marin Surcouf débarquent à Saint-Pierre. Cette opération, surnommée "Catapult", se déroule sans effusion de sang. Les forces vichystes se rendent rapidement et l'administrateur représentant Vichy est arrêté.
[Source : Chemins de Mémoire]
Dans les jours qui suivent, un référendum est organisé : 98% des votants se prononcent en faveur du ralliement à la France Libre du général de Gaulle. Ce plébiscite démontre clairement les sentiments de la population insulaire. Saint-Pierre-et-Miquelon devient ainsi l'un des premiers territoires français à rejoindre officiellement la France Libre.
[Source : Grand Colombier]
Cette opération crée cependant des tensions diplomatiques importantes. Les États-Unis, qui n'ont pas été consultés et qui maintiennent encore des relations avec le régime de Vichy pour des raisons stratégiques, protestent vigoureusement. Le secrétaire d'État américain Cordell Hull qualifie même l'opération "d'acte arbitraire". Le Canada, qui avait pourtant été informé en amont, adopte une position ambiguë sous pression américaine.
[Source : France TV Info]
Pour le général de Gaulle, ce ralliement revêt une importance symbolique considérable. Il s'agit d'une victoire politique qui renforce la légitimité de la France Libre à l'international et qui démontre que la résistance française peut s'imposer face à Vichy, même dans des territoires éloignés. L'événement est largement médiatisé dans la presse alliée et sert la cause de la France Libre.
[Source : International Churchill Society]
L'après-guerre et les défis contemporains
Après la Seconde Guerre mondiale, Saint-Pierre-et-Miquelon renoue avec son économie traditionnelle centrée sur la pêche. L'archipel connaît une période de relative prospérité dans les années 1950-1960, bénéficiant de la modernisation des techniques de pêche et du soutien économique de la métropole. En 1976, l'archipel change de statut administratif et devient un département d'outre-mer (DOM).
[Source : Université Laval]
Cependant, les années 1990 marquent un tournant dramatique avec l'effondrement des stocks de morue dans l'Atlantique Nord-Ouest. Cette crise écologique majeure, résultat de décennies de surpêche, entraîne l'établissement de moratoires et de quotas drastiques par le Canada. L'économie de l'archipel, toujours très dépendante de la pêche malgré une diversification progressive, est durement touchée.
[Source : IEDOM]
Face à ces défis, Saint-Pierre-et-Miquelon a dû se réinventer. En 2003, le territoire change à nouveau de statut pour devenir une "collectivité d'outre-mer" (COM), bénéficiant d'une plus grande autonomie administrative. Cette évolution reflète la volonté de s'adapter aux réalités locales spécifiques et de faciliter la reconversion économique.
[Source : CNES]
Aujourd'hui, l'économie de l'archipel repose sur un mix d'activités incluant une pêche artisanale redimensionnée, le secteur tertiaire (services publics, commerce, tourisme) et des tentatives de développement de nouvelles filières comme l'aquaculture. Le tourisme, en particulier, est perçu comme un levier de croissance important. La situation géographique unique de l'archipel, son riche patrimoine historique et culturel, et son statut de "bout de France en Amérique du Nord" attirent un nombre croissant de visiteurs curieux.
[Source : AFD]
Malgré ces évolutions, Saint-Pierre-et-Miquelon fait face à des défis persistants : vieillissement de la population, exode des jeunes vers la métropole ou le Canada, isolement géographique et coût élevé de la vie dû à la dépendance aux importations. L'archipel maintient toutefois une identité culturelle forte, marquée par un patrimoine unique où se mêlent influences françaises, nord-américaines et maritimes.
[Source : CIA World Factbook]
Aujourd'hui, avec environ 6 000 habitants, Saint-Pierre-et-Miquelon reste un exemple fascinant d'adaptation et de résilience. Ce territoire français d'Amérique du Nord continue de cultiver sa singularité, riche d'une histoire mouvementée qui a façonné son identité unique entre deux continents et deux cultures.
[Source : Encyclopaedia Britannica]